mercredi 22 avril 2009

Dijon à l'heure du printemps des chaises

Dijon à l'heure du printemps des chaises, Le Monde, 22 avril 2009. Par Catherine Simon

Enseignant-chercheur", il n'aime pas. Il préfère "universitaire". "Il y a une noblesse dans ce mot, une histoire bien plus ancienne que ce que notre pauvre gouvernement essaye de remettre en question", explique le juriste Gérald Simon, 59 ans, attablé dans un café du centre de Dijon (Côte-d'Or). Professeur agrégé des facultés de droit, le directeur du laboratoire du droit du sport à l'université de Bourgogne n'est pas du genre à mettre le feu aux amphis. Il est inquiet pourtant. "Durant toute ma carrière, j'ai joui d'une chose qui n'a pas de prix : l'indépendance d'esprit, de création, de recherche. Aujourd'hui, affirme-t-il, cette liberté est menacée. Pour les nouvelles générations, j'ai des craintes."

Gérald Simon se sent-il partie prenante d'une communauté ? "Notre seule appartenance est administrative. Pour le reste, comment s'y retrouver ? C'est une nébuleuse..., hésite le juriste. Je gagne presque autant comme élu local que comme professeur : c'est dire à quel point l'université, hier respectée, est maltraitée !", souligne Joël Mekhantar, 52 ans, professeur de droit public, adjoint au maire et conseiller au Grand Dijon. "La communauté universitaire n'existe plus, tranche Claude Patriat, 62 ans. Il reste des réseaux verticaux, disciplinaires : les historiens d'un côté, les physiciens de l'autre, etc. Ces réseaux forment des tribus qui s'ignorent et se jalousent."

Professeur de sciences politiques et figure de la scène dijonnaise, fondateur du centre culturel universitaire Atheneum et des premiers instituts universitaires professionnalisés (IUP) des métiers de l'éducation, Claude Patriat reçoit ses visiteurs rue Chabot-Charny, siège de la vieille faculté de lettres, dans le bureau qui fut, dans les années 1930, celui du philosophe Gaston Bachelard. "Universitaire, c'est un métier de passeur. Désormais, qu'est-ce qu'on va faire passer ? Même Bachelard, plus personne ne sait qui c'est, résume l'auteur de La culture est un besoin d'Etat (Hachette, 1998). Ce qui m'a le plus peiné, ces dernières années, c'est la disparition de cette vie universitaire, de cette solidarité horizontale."

Mercredi 15 avril, Claude Patriat est venu faire un tour sur le campus. Cette "ville près de la ville" de 150 hectares, conçue à la fin des années 1950, mange la majeure partie de la colline de Montmuzard, à l'est de Dijon. Avec ses 27 000 étudiants, ses 2 000 chercheurs et enseignants-chercheurs, ses 1 500 agents administratifs et techniques, l'université pluridisciplinaire de Bourgogne, reconnue "campus innovant" en 2008, fait partie des universités-pilotes qui devraient, au 1er janvier 2010, se voir attribuer le statut d'autonomie plein et entier prévu par la réforme. Le campus, qui fut autrefois un verger, est parsemé d'arbres en fleurs. Mais ce n'est pas pour les pâquerettes que le professeur Patriat a fait le déplacement.

Rassemblés dehors, au pied du bâtiment droit et lettres, un petit millier de protestataires viennent de voter la poursuite du blocage jusqu'au 5 mai, lendemain des vacances de Pâques. "Le mouvement est complètement hétéroclite, chacun défend son bifteck", relève Claude Patriat - lui-même farouche opposant au décret sur le statut des enseignants-chercheurs et solidaire de la mobilisation.

Les accès du bâtiment sont hérissés de banderoles vengeresses. Depuis le 27 mars, les portes sont obstruées par des monceaux de chaises empilées - une méthode nationale, qui a donné son nom à ce "printemps des chaises". La ligne de partage est là : sur le paisible campus dijonnais, les dissensions portent moins sur la réforme - que la majorité des enseignants-chercheurs critiquent ou condamnent - que sur les formes d'action. Comme partout en France, des plans de rattrapage des cours vont être proposés aux étudiants. Et, comme partout en France, avec ou sans blocage, les décrets passent mal.

Maître de conférences, habilitée à diriger des recherches en sciences de l'information et de la communication, Laurence Favier, 42 ans, est syndiquée au Snesup. Ce ne sont pourtant pas des tracts que la militante de gauche extirpe de sa sacoche, mais la dernière mouture du "projet de décret", adopté le 24 mars par le Comité technique paritaire universitaire. A ses yeux, la seule lecture attentive de l'article 5 (sur l'évaluation et la modulation de service) donne les clés du malaise. "Le fond de l'affaire, c'est le contrôle politique des esprits, via les enseignants-chercheurs : on les "tient" par ce nouveau statut et par le financement. Désormais, en dehors de certaines thématiques, impossible d'avoir de l'argent", martèle l'enseignante.

"Quant à l'évaluation, qui existe depuis toujours, elle va être désormais, comme les nominations, tributaire du seul pouvoir des présidences d'université. Cela va à l'encontre de la collégialité, qui n'était pas un bon système, certes, mais dans lequel on pouvait survivre", ajoute-t-elle dans un souffle, comme si elle avait peur qu'on ne la laisse pas finir.

Le désarroi des enseignants-chercheurs, palpable à tous les étages du campus, chez les maîtres de conférences comme chez les professeurs, est-il à ce point inaudible ? "Dans mon village, les gens respectent l'université. Ils la respectent tellement que, paradoxalement, quoique j'essaye d'expliquer, ils pensent que ce n'est pas si grave", constate Serge Wolikow, 63 ans, professeur d'université en histoire contemporaine, directeur de la Maison des sciences de l'homme (MSH) de Dijon et coanimateur de la chaire de l'Unesco "Culture et traditions du vin". La réforme, il est vrai, n'est pas tombée du ciel : depuis plusieurs années, en retirant ceci, en ajoutant cela, l'université a changé. Pas à pas, tranche par tranche : ce que le professeur Wolikow appelle "la stratégie du salami". Sans que le vent de la révolte n'embrase les amphis. "La bête s'est laissé affaiblir", reconnaît Gérald Simon, qui s'en proclame malgré tout "solidaire".

Cet héritage, les plus jeunes, en début de carrière, s'en seraient bien passé. "Ce n'est pas une pièce du moteur que l'on change, c'est le moteur lui-même !" estime Laurence Favier, qui avoue avoir "du mal à (se) projeter dans l'avenir". Stéphanie Benoist, 35 ans, maître de conférences d'allemand, a appris à jongler avec les pénuries et les agendas surchargés : "En allemand, comme il n'y a pas beaucoup d'étudiants, les budgets ont été réduits et, avec eux, le nombre de postes d'enseignant. Résultat : on navigue autour de cent heures supplémentaires par an."

Le travail de recherche ? "A moins de bosser la nuit et les week-ends, il est impossible de se trouver un créneau de cinq ou six heures tranquilles - ce qui est indispensable si on veut avoir l'esprit libre et se concentrer", relève la jeune femme. La communauté universitaire ? "J'ai un pied dedans, un pied dehors", dit-elle. Syndiquée au SGEN, elle s'est retirée du comité de mobilisation, la radicalité des actions desservant, selon elle, le mouvement. "Les premières revendications, qui étaient précises, négociables, ont été noyées", regrette-t-elle.

Xavier Vigna, 37 ans, maître de conférences en histoire contemporaine, n'est pas syndiqué. Mais il participe à la mobilisation. "C'est la première lutte des enseignants du supérieur depuis très longtemps, note le chercheur, spécialiste de Mai 68, et je ne suis pas sûr que le rapport des forces nous soit défavorable." Evoquant le discours du 22 janvier du président Nicolas Sarkozy, qui a, selon lui, "légitimé le poujadisme anti-intellectuel" d'une frange de la population, le jeune historien se dit "choqué" par les courriers de "haine" découverts sur le Net, visant les universitaires. "On nous voit comme des "archéo", des gens inutiles et néfastes. Cela m'a blessé", dit-il. Mais pas ébranlé : "Rien n'est réglé pour la rentrée prochaine - pas plus ce qui concerne la formation des maîtres que le statut des enseignants-chercheurs", assure Xavier Vigna, décidé à ne pas reprendre les cours en mai.

A des années-lumière de ce "printemps des chaises", le professeur Alain Dereux, 45 ans, est un oiseau rare. Ce spécialiste des nanosciences, à l'instar du biologiste Frank Cezilly - dont les travaux ont inspiré le film Les Ailes pourpres, le mystère des flamants -, est l'une des figures scientifiques de l'université de Bourgogne. Son discours va à contre-courant de celui des grévistes. Favorable à l'autonomie, déjà "en acte en Allemagne, en Suisse ou en Belgique", le professeur Dereux juge "incongru" le débat sur ce point. Favorable aussi à l'évaluation - "le fait de rendre des comptes n'est pas nouveau pour nous" -, il n'en récuse pas moins l'idée d'une "obligation de résultat", contraire à l'esprit de recherche. Au fond, si quelque chose devait l'inquiéter, ce serait de rester au milieu du gué : "On s'apprête à changer la structure, en gardant les modes de gestion anciens - le travail de dépoussiérage reste à faire."

Une inquiétude circonstanciée, que relaie la présidente de l'université, l'économiste Sophie Béjean, évoquant les discussions en cours sur le nouveau modèle de financement des universités. "Cela ne marchera que si les crédits d'Etat sont là, insiste-t-elle. J'espère, à titre personnel, que ce modèle évoluera afin de donner à toutes les universités les mêmes chances de progresser. Pour l'instant, ce n'est pas le cas. C'est même l'inverse."

A bon négociateur...

Catherine Simon