Appel contre la guerre à l’intelligence, un drame français de plus ! Le point de vue de Bernard Belloc, Les Echos, 27/28 février 2004
Voici donc lancé l’appel contre la guerre à l’intelligence ! La démarche illustre assez bien un de nos défauts les plus graves : surtout ne posons pas les vrais problèmes, de peur que nous ne trouvions de bonnes solutions ! Des pans entiers de notre société seraient donc menacés par ce prétendu anti-intellectualisme d’Etat dénoncé par de nombreux pétitionnaires ! En réalité, ce sont à chaque fois les pouvoirs et les moyens publics qui sont appelés à la rescousse. C’est la seule politique qui vaille aux yeux des pétitionnaires !
Inutile de reprendre l’appel dans tous ses détails. Posons seulement quelques questions relatives à l’enseignement supérieur et à la recherche. Les moyens qui leur sont consacrés dans notre pays ne sont pas assez importants, mais les moyens privés, pas les moyens publics. La part des moyens publics consacrés à la recherche et à l’enseignement supérieur, par rapport au PIB, est tout à fait honorable pour notre pays. Pour la recherche, il y a au moins deux grandes différences entre la France et les grandes nations qui la devancent : les financements privés y sont beaucoup plus importants et le statut des chercheurs et des laboratoires de recherche y est différent. La fuite des cerveaux, tant évoquée, n’est pas le produit de la politique actuelle. Il suffit d’interroger des chercheurs français installés à l’étranger pour comprendre que c’est la qualité de l’environnement de travail, la flexibilité dans l’organisation des laboratoires et la transparence dans le financement des projets de recherche qui les motivent, et pas seulement la rémunération.
Par ailleurs, à l’étranger, les chercheurs sont rarement fonctionnaires, du moins au sens où nous l’entendons ici, avec une fonction publique de statut et non de mission. C’est parce qu’ils sont conscients que le statut de chercheur fonctionnaire, au sein d’une recherche publique caricaturale dans la rigidité de son organisation, ne leur permettra pas de s’exprimer que nos meilleurs cerveaux sont tentés par l’étranger.
Autre point : le début de l’érosion de la part de la recherche française dans le monde coïncide presque année pour année avec la fonctionnarisation généralisée de tous les chercheurs en France. N’y voyons qu’une coïncidence, mais qu’ont à dire là-dessus nos pétitionnaires ? Comment accepter que perdure une situation où l’évaluation est le mot tabou de nos systèmes d’enseignement supérieur et de recherche, alors que ce devrait en être la pierre d’angle, avec une évaluation externe, fondée sur des critères transparents ? Comment arrive-t-on à éluder tout débat national sérieux sur la catastrophique absence d’articulation recherche-industrie en France, sur notre incapacité à créer ces cercles vertueux recherche-innovation-transfert-financement, dont l’absence risque de nous conduire à ne plus pouvoir jouer dans la cour des grands ?
Bien sûr, les réponses à ces questions seraient sans doute contraires aux dogmes dans lesquels s’enferme notre pays. Pourquoi passer sous silence ces rapports qui accablent l’organisation actuelle des grands organismes de recherche, souvent dirigés par de très grands scientifiques, mais qui ne se rendent pas compte qu’il y a bien longtemps que le gouvernail du bateau a été démonté par ceux qui n’ont pas intérêt à un pilotage plus clair ? Est-ce ce gouvernement qui est responsable de tout cela ? Bien entendu que non. Et certains de nos anciens responsables qui clament qu’eux-mêmes vont aller passer plus de la moitié de leur temps à Berkeley feraient mieux de nous expliquer pourquoi, lorsqu’ils en avaient le pouvoir, ils n’ont pas essayé de transposer en France quelques-uns des éléments d’un système auquel apparemment ils trouvent quelques mérites. Et pourquoi ils n’ont rien fait pour modifier ce système ridicule dans lequel nombre de nos conseils scientifiques, dans les universités et les organismes de recherche, sont élus sur listes syndicales. Est-ce un tel système que nos responsables émigrés à temps partiel à Berkeley peuvent voir fonctionner sous leurs yeux ? Pourquoi ce silence sur ce point essentiel ?
Ayant été responsable récemment de la Conférence des présidents d’université, j’ai cru naïvement que certaines des idées que nous avions formulées allaient pouvoir passer dans les faits compte tenu du consensus apparent dont elles bénéficiaient auprès de ministres d’orientations politiques différentes. Un peu d’autonomie, un peu de différence et un zeste de compétition entre établissements ? Que nenni, surtout ne pas risquer de détruire les misérables rentes que notre service public génère sans compter ! Franchement quel avantage y a-t-il à perpétuer encore l’illusion du diplôme national et celle d’un service public d’enseignement supérieur égalitaire, alors que les vraies hiérarchies sont connues et que la réforme européenne en cours va dissoudre le caractère national des diplômes ? Quelle tromperie honteuse à l’égard des étudiants les plus fragiles socialement ! Qui dénonce cela ? Quel avantage y a-t-il à maintenir sous tutelle des universités dont toutes n’ont certes pas la capacité d’assumer une autonomie pleinement responsable mais dont certaines pourraient tirer avantage et, par un effet moteur, entraîner tout le système vers le haut. Non : tutelle organisée pour tous, nivellement par le bas et maintien des rentes individuelles assuré !
Le tabou des droits d’inscription ? Toutes les enquêtes montrent que la gratuité n’a pas permis la démocratisation de l’enseignement supérieur. Au contraire, ce sont les enfants des classes aisées qui profitent le plus de cette gratuité ! Même sur un plan quantitatif, c’est un échec. Deux données terribles pour notre service public : aux Etats-Unis, la proportion d’une classe d’âge obtenant un diplôme universitaire est largement plus importante qu’en France, et 10 points séparent le pourcentage de salariés diplômés de l’enseignement supérieur aux Etats-Unis des salariés français titulaires d’un diplôme post-bac. On me dit que tous les diplômes américains ne valent pas les diplômes français, mais mieux vaut un diplôme que pas de diplôme du tout.
On aimerait qu’avant de pétitionner les intellectuels français fassent leur métier. Qu’ils réfléchissent au fond et dans la durée ! Ils possèdent le vrai pouvoir, celui des idées et du verbe, et disposent de ce qui est devenu si rare : le temps et la liberté de réfléchir. Qu’ils cessent de s’enfermer dans des querelles politiciennes franco-françaises et regardent le monde en face : il n’est plus ce monde idéal qu’ils aiment imaginer. Ils doivent abandonner leurs certitudes idéologiques et considérer avec respect les avantages de solutions qui contredisent leurs dogmes.
Si nous avons aujourd’hui cet appel contre la guerre à l’intelligence, c’est aussi parce que se trouve enracinée dans notre pays une culture du tout-Etat dont il nous faudra bien sortir : point de solution hors des pouvoirs et des financements publics ! Cette vision écarte malheureusement d’emblée de nombreuses solutions qui s’avéreraient souvent aussi efficaces qu’équitables. Bien entendu, l’Etat doit réguler de nombreux domaines et définir le périmètre et les objectifs du service public, mais nous pouvons aussi observer que dans bien des cas le moyen de faire vivre ce service public ne passe pas par une organisation systématiquement publique forcément trop rigide. Plusieurs des questions que nous nous posons pourraient trouver leur solution, y compris dans un périmètre bien balisé en termes de contraintes de service public, non seulement grâce à une plus grande décentralisation, fonctionnelle et territoriale, mais aussi par la voie de délégations de service public à des organismes privés. Il faut imaginer des solutions vraiment nouvelles et considérer avec objectivité les avantages et inconvénients de chacune d’elles, sans a priori idéologique et avec beaucoup de pragmatisme. Plutôt que de camper sur des positions désuètes et de fuir les vraies questions, déclarons tous la guerre aux idées reçues et aux a priori.
BERNARD BELLOC est professeur à l’université de Toulouse-I, président honoraire de l’université de Toulouse.
Référence, Les Echos 27/28 février 2004