Le Monde, 24 novembre 2009
La priorité donnée à la recherche et à l'innovation par le rapport Juppé-Rocard sur l'utilisation du grand emprunt, remis jeudi 19 novembre au président de la République, rappelle que l'injection massive de liquidités dans le système bancaire et les plans de relance soutenant les industries les plus frappées par la crise relèvent plus du sauvetage en mer que de la stratégie de sortie de crise.
Pour qu'une croissance solide et pérenne revienne, économistes et politiques s'accordent autour de l'idée que de nouvelles technologies, de nouvelles façons de produire et consommer, moins gourmandes en énergie et ressources naturelles, plus riches en intelligence et en services, doivent remplacer le modèle économique actuel.
Les grandes puissances de la planète ont, dès avant la crise, investi massivement dans la recherche et développement (R & D) et le soutien à l'innovation technologique.
En mars 2000, l'Union européenne avait défini la stratégie dite de Lisbonne, qui devait faire de l'Europe "l'économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde d'ici à 2010", et fixait pour objectif une dépense de R & D de 3 % du produit intérieur brut (PIB) européen.
Dix ans après, l'objectif est loin d'être atteint (1,85 % en 2007, contre 1,7 % en 2000). L'écart avec les Etats-Unis et le Japon s'est creusé, et va continuer à se creuser, tant le grand emprunt paraît, à l'échelle française, sans commune mesure avec ce qui se passe aux Etats-Unis.
Barack Obama "a injecté dès 2009 162 milliards de dollars (109 milliards d'euros) de subventions fédérales dans la recherche, et en a programmé 142 autres pour 2010. C'est le plus gros effort de l'histoire américaine", explique Albert Teich, directeur des Science & Policy Programs de l'American Association for the Advancement of Science.
Le plan de relance (Recovery Act, 17 février) offrait déjà 20 milliards supplémentaires à la recherche. La National Science Foundation - NSF, chargée de financer les laboratoires universitaires - a vu ses moyens augmenter de 50 %, les National Institutes of Health (NIH, recherche médicale) de 36 %. Dans le budget 2010, les hypothèses les plus hautes ont été retenues : 10,4 milliards pour les NIH en deux ans, 3,5 milliards pour le Department of Energy, 3 milliards pour la NSF, 830 millions pour la National Oceanic and Atmospheric Administration (NOAA), 400 millions pour la NASA, etc. L'objectif, à un horizon plus lointain, est d'atteindre 3 % du PIB (2,7 % en 2008) en 2012, et de doubler en dix ans les retombées (brevets, publications, soutiens aux PME) des agences fédérales de recherche technologique.
Mais, pour la communauté scientifique américaine, l'acte politique le plus important a peut-être été le Memorandum on Scientific Integrity (9 mars), par lequel la Maison Blanche a enjoint à toutes les agences et administrations fédérales d'utiliser les résultats de la recherche universitaire pour élaborer leurs propres décisions et programmes...
Car, estime Albert Teich, les moyens financiers - certes indispensables - ne suffisent pas s'ils ne sont pas accompagnés par la mobilisation des chercheurs et la confiance entre les différents partenaires du système d'innovation, publics et privés, politiques et professionnels. Une confiance qui peine à se construire, particulièrement en France. En témoigne la violente réaction du monde académique à la critique à peine voilée de leurs performances par Nicolas Sarkozy dans son discours du 22 janvier sur la recherche, et la longue paralysie de l'université française qui a suivi.
Les économistes Jean-Hervé Lorenzi et Alain Villemeur, dans leur ouvrage L'Innovation au coeur de la nouvelle croissance, analysent l'insuffisance de l'effort de R & D en Europe et en France comme des "défaillances de marché". Selon eux, ces défaillances doivent inciter les pouvoirs publics à construire de nouvelles politiques d'innovation, jusqu'ici basées sur la subvention de programmes associant les principaux acteurs scientifiques et industriels d'un domaine donné - un schéma encore suivi par les "actions" proposées par le rapport Juppé-Rocard, avec des moyens très limités.
Pourtant, au-delà de la question de l'ampleur des moyens, des stratégies alternatives existent.
Dans son rapport "Vers l'émergence de nouveaux modèles de croissance ?", l'économiste Daniel Cohen explique que, si le pouvoir d'achat des Français a bien été multiplié par deux entre 1970 et 2009, la hausse des prix des matières premières et de l'énergie, en augmentant les prix des "biens premiers" (nourriture, habillement, logement, chauffage, transport), a en réalité laissé fort peu de marge pour permettre aux ménages français d'acquérir les biens et les services de la "société de la connaissance" censés être offerts par les nouvelles technologies numériques.
Le revenu moyen en 2008 - 1 467 euros - ne laisserait que 294 euros après l'acquisition de ces "biens premiers". Autrement dit, le faible décollage de l'économie de l'innovation en France ne serait pas tant dû à un défaut d'offre - qui serait lui-même le résultat d'une mauvaise organisation du système français de recherche et d'innovation - qu'à un défaut de demande, faute d'un pouvoir d'achat suffisant.
Ce renversement de perspective est aussi mis en évidence par le Livre blanc "Innovation Nation", publié en mars 2008 par le gouvernement britannique, qui définit une sorte de stratégie de Lisbonne des bords de la Tamise.
Il met en avant la notion d'"innovation par la demande" et suggère que les politiques publiques se préoccupent d'abord de faire émerger la demande d'innovation cachée, qui peut porter sur des objets de consommation, mais aussi sur des services à usage privé, ou sur des biens et services collectifs et publics.
Les outils d'une telle politique sont les réglementations et normes techniques, les marchés publics, les aides aux PME proposant des services (et non plus seulement des technologies) innovants, le soutien aux partenariats incluant les utilisateurs finaux et les citoyens.
L'un des principaux inspirateurs de cette approche, Luke Gheorghiou, professeur de politique et de gestion des sciences et techniques à l'université de Manchester, note que "le concept d'innovation par la demande était considéré comme incompatible avec la libre concurrence".
Aujourd'hui, même la Commission européenne, au vu des piètres résultats de la stratégie de Lisbonne, semble revenir sur cette opinion. A la suite du rapport Aho (du nom d'un ancien premier ministre finlandais, président du groupe de travail, dont M. Gheorghiou est le rapporteur), rendu en janvier 2006, la Commission a d'abord préconisé une démarche européenne commune en matière de commandes publiques en faveur des entreprises innovantes (septembre 2007), puis a lancé une "Initiative des marchés pilotes" (Lead Market Initiative) afin de faire émerger la demande dans des secteurs délaissés par les entreprises.
Comme l'illustre Rémi Barré, professeur au Conservatoire national des arts et métiers et membre du groupe de réflexion FutuRIS sur la recherche en France, "si l'on veut inventer le véhicule ou la maison du futur, il ne faut pas seulement subventionner la R & D de Renault et de Bouygues, mais aussi intégrer à un programme d'innovation les associations de quartier, et mener des expérimentations collectives".
Antoine Reverchon