lundi 23 novembre 2009

La recherche universitaire évaluée... au mépris de la connaissance

par FREDERIQUE BARNIER, Enseigant-chercheur en sociologie, université d'Orléans; Le Monde, Chronique d'abonnés, 23 novembre 2009

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Depuis quelques mois, depuis en fait les récents débats autour de la réforme du statut des enseignants-chercheurs, un vent étrange souffle dans les couloirs des universités, bruissant de rumeurs et de palabres surprenants pour le non initié autour de "labo classé A" ou "B" ou pire encore "C", de revues toutes aussi classées A ,B ou C....

Les mêmes bruissements se retrouvent dans les débats autour des "pôles d'excellence" de la recherche nationale si nécessaires à son rétablissement dans les classements internationaux.

La ministre, le gouvernement et tous les adeptes d'une politique de "l'excellence scientifique" peuvent ainsi être satisfaits. L'essence du projet de loi est décidément bien entrée dans la tête de tous les enseignants-chercheurs même dans celle qu'on pouvait pourtant espérer un peu plus dure des enseignants-chercheurs en sciences humaines.

Pour la plupart d'entre eux en effet, la course est engagée : hors de la publication de rang A (in english please) et du colloque (international s'il vous plait) point de salut.

Ironie ou paradoxe, le principe de l'évaluation généralisée est ainsi intégré par une recherche universitaire qui l'a souvent farouchement critiqué et au moment même où ses effets catastrophiques sont dénoncés dans les entreprises. Avec les classements de type Shanghai, la recherche mesure ses performances comme une équipe de foot sans que personne ne s'en émeuve.

Au-delà des effets pervers déjà connus : le renforcement d'inégalités déjà criantes (entre Paris et province, entre sciences "dures" et sciences humaines, entre grandes et petites facs entre petits et gros labos...), la course inique aux publications, la cooptation renforcée, les effets de réseaux... se dessine également la perspective d'une recherche "entre soi", recherche expressément et nécessairement brillante, souvent mondaine peut être de grande qualité mais pour combien de temps et surtout pour quoi faire?

Se dessinent ainsi et surtout les contours sclérosants d'une recherche formatée dans la forme, le fond et la pratique.

Dans la forme déjà se refermant autour des "bonnes revues" (quelle infantilisation, on vous les désigne une à une, discipline par discipline au cas vous ne sachiez pas les reconnaître), ne contenant que des articles universitaires calibrés, certifiés conformes et notamment reconnaissables (au-delà de leur intérêt et de leur qualité souvent indéniables) à leur écriture convenue, accablée de références, forcément adoubés par des comités de lecture qui risquent d'être bientôt surchargés de travail, enfin ceux... de rang A.

Si écrire fait évidemment partie de la recherche, publier (au sens de l'excellence c'est à dire publier "utile") est déjà en passe de devenir un autre métier...

Dans le fond ensuite et surtout quand une recherche féconde en sciences humaines doit améliorer la connaissance scientifique du monde et pratiquer le partage citoyen de cette connaissance sur des sujets (l'école, la banlieue, l'entreprise, la violence...) qui forcément intéressent et engagent les gens dans leur quotidien. La démarche de connaissance comme l'a si bien explicitée Bachelard est à l'opposé de cette recherche de "l'excellence" : elle est lente, laborieuse, difficile, pleine de déconvenues. Elle doit parfois contredire, lutter contre des idées acquises, débroussailler de nouveaux champs et dans tous les cas être tournée vers le monde. Elle est surtout fille de l'humilité et n'a que peu de choses à voir avec cette quête permanente de reconnaissance interne.

Dans la pratique enfin, qui risque d'être bien restrictive à l'aune de ces seuls critères. Ecrire dans cette revue (géniale mais pas classée) : non rentable (pour ma carrière, mon HDR, mon poste de prof...).

Organiser un colloque (oh modeste, dans mon université de province) : non rentable. Aller communiquer sur mes travaux devant des publics citoyens que cela intéresse vraiment (syndicalistes, parents d'élèves, salariés, associations...) : non rentable....

Et que dire des activités administratives et de l'enseignement... dont on mesure l'indignité (comble de l'ironie ou de la misère) à leur absence d'évaluation !

Tout cela était déjà... me direz vous.

Sans doute, mais le climat actuel donne en prime aux tenants de cette fausse excellence scientifique et à ceux qui en appliquent aveuglément les principes, l'arme officialisée du mépris voire de la menace.