jeudi 19 février 2009

Comment rétablir la confiance, après la "stratégie du Kärcher"

Comment rétablir la confiance, après la "stratégie du Kärcher", par Jean-François Méla. le Monde, 18 février 2009

On se souvient que Nicolas Sarkozy avait promis de "nettoyer au Kärcher" la cité des 4 000 à La Courneuve de tous les voyous qu'elle abritait. L'une des conséquences les plus tangibles, ce fut trois semaines d'émeutes en banlieue à l'automne 2005... Sans parallèle excessif, on ne peut s'empêcher d'y penser lorsqu'on lit - ou mieux lorsqu'on écoute - l'intervention du 22 janvier du président de la République pour le lancement de la réflexion sur la "stratégie nationale de recherche et d'innovation".

Le principe de base est d'agir à la hussarde, en prétendant faire violence aux acteurs. Ainsi, quand le président évoque l'évaluation - ou plutôt la "non-évaluation" - des enseignants-chercheurs, les termes qu'il emploie sont injustes et méprisants. Il dévoile un énorme scandale : les enseignants-chercheurs ne sont jamais évalués ! Il s'écrie : "Ecoutez, c'est consternant, mais ce sera la première fois qu'une telle évaluation sera conduite dans nos universités, la première. En 2009. Franchement, on est un grand pays moderne, c'est la première fois."

Or les enseignants-chercheurs sont les fonctionnaires les plus sérieusement évalués qui soient. D'abord leur embauche, souvent tardive et toujours compétitive, est décidée sur évaluation de leurs travaux doctoraux et postdoctoraux, tandis qu'un polytechnicien ou un énarque est intégré dans son corps sur la seule base de son classement de sortie. Par la suite, un enseignant-chercheur sera évalué pour ses promotions ou ses publications, pour obtenir des crédits contractuels ou avoir une délégation au CNRS...

Un autre point fort de l'allocution présidentielle, c'est le discrédit jeté sur la recherche française et sur ses chercheurs. "Nous restons largement derrière l'Allemagne et la Grande-Bretagne pour ce qui est de la part des publications scientifiques dans le monde." Les raisons de ce décalage, variable selon les domaines, sont complexes et il est nécessaire d'y réfléchir. On pourrait d'ailleurs remarquer qu'en dépit de ses bons chiffres de publications, la Grande-Bretagne ne fait pas mieux que la France en matière de brevets. Le président pense avoir une explication simple : les chercheurs français sont des fainéants. "Et pardon, je ne veux pas être désagréable, à budget comparable, un chercheur français publie de 30 % à 50 % en moins qu'un chercheur britannique dans certains secteurs. Evidemment, si l'on ne veut pas voir cela, je vous remercie d'être venus, il y a de la lumière, c'est chauffé..."

A la suite de ce discours, la température a monté, puis le couvercle a sauté. Il s'agit d'une opposition frontale beaucoup plus que de revendications particulières négociables. L'affectivité y tient une aussi grande place que la raison. Cette révolte est sans doute un signe de santé, mais lorsque le pouvoir politique aura reculé, les "révoltés" devront dire ce qu'ils veulent. Des contradictions apparaîtront alors derrière l'unanimisme de façade et la langue de bois des proclamations.

Car, si l'on ne veut pas le maintien du statu quo - tout le monde s'en défend -, que veut-on ? Ce qui est en jeu, c'est une conception des missions, des métiers, des carrières, des universitaires et, de façon parallèle, la façon qu'auront les universités de se gouverner.

CONFUSION DES POUVOIRS

Certains défendent une idée un peu "élitiste" de l'universitaire : un "savant qui enseigne", ou quelqu'un qui associe étroitement, tout au long de sa vie, recherche et enseignement, et qui se préoccupe peu d'administration. Mais il faut prendre en compte toute la diversité qui existe dans nos établissements. Qu'un lien fort doive exister entre recherche et enseignement au niveau de l'orientation générale du système est une évidence dont on souhaiterait d'ailleurs qu'elle se traduise par une évolution radicale des classes préparatoires et des grandes écoles. Mais faut-il que tous les professeurs de licence ou d'IUT, que tous les professeurs de médecine qui sont en même temps praticiens hospitaliers, que tous ceux qui prennent en charge l'administration des universités, soient toujours des chercheurs actifs ?

Il est difficile de refuser le principe d'une modulation des services et des carrières, qui a été initialement une revendication des chercheurs les plus actifs. Mais c'est vrai qu'on peut craindre pour les statuts de la fonction publique d'Etat. Cette crainte s'alimente de mesures très symboliques comme la suppression de 900 emplois de fonctionnaires, en contradiction avec l'engagement pris de faire de la recherche et des universités une véritable priorité. Il faut donc un cadre national - peut-être législatif - qui donne des garanties statutaires solides aux universitaires, en termes d'obligations de service et d'indépendance intellectuelle.

Bien des choses pourraient alors se régler à l'échelon local, à condition que les universités soient dotées d'un système de gouvernance équilibré. Les graves défauts de la loi LRU - un système "présidentiel" avec confusion des pouvoirs - sont à l'origine de la défiance de la communauté universitaire vis-à-vis de l'autonomie. Il faudra y remédier par des amendements législatifs, mais aussi par des dispositions internes. La communauté universitaire doit se donner les moyens d'assumer son autonomie, en définissant de bonnes pratiques et en construisant de bonnes institutions locales.

Comment rétablir la confiance aujourd'hui ? Dans l'immédiat, c'est malheureusement impossible. Il faudrait quelques signes forts, à commencer par le rétablissement des postes supprimés, et l'absence de provocations stupides comme celle à laquelle s'est livré M. Darcos en déclarant : "Donc, moi, je n'ai pas absolument besoin d'entrer dans des discussions sibyllines avec les préparateurs de mes concours. Je suis recruteur, je définis les concours dont j'ai besoin."

A terme, il faudra redonner la main aux universitaires au lieu de vouloir leur imposer des réformes. L'autonomie, c'est d'abord la confiance aux acteurs. C'est aussi une révolution délicate et de grande ampleur. Attention donc à ne pas déstabiliser les universités en détruisant ce qui marche pour sauter dans l'inconnu. On peut regretter que les réformes n'aient pas eu d'emblée un caractère progressif, respectant les situations locales et le rythme de chaque université. A l'intérieur de garanties nationales solides, il faut donner des marges d'initiative. C'est tout le contraire de la "stratégie du Kärcher" !


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Jean-François Méla, professeur de mathématiques, ancien président de l'université Paris-XIII et chef de la Mission scientifique universitaire