Le Monde, 13 novembre 2012
"Le prochain Einstein pourrait-il être au Soudan du Sud ? en Haïti ? Au Bangladesh ?",
demande avec une certaine malice Shai Reshef aux centaines de personnes
venues l'écouter le 28 août à Kansas City (Missouri). Le premier
orateur de la conférence TEDx a bien sa petite idée sur la question.
Shai Reshef est le président de University of the People,
une université en ligne entièrement gratuite fondée en 2009.
Depuis sa
création, plus de 1 500 élèves de 132 pays différents y ont suivi des
enseignements de gestion et d'informatique, avec à la clé pour les
meilleurs une bourse de scolarité à la New York University.
"Combien d'Albert Einstein, de Marie Curie, de Stephen Hawking attendent d'être découverts dans d'autres pays en développement ? (...) L'unique façon de le savoir est de donner à chacun la possibilité d'être le prochain Einstein", continue-t-il, avant d'asséner : "Quand vous formez une personne, vous pouvez changer sa vie. Quand vous en formez beaucoup, vous pouvez changer le monde." L'ambition est affichée.
DÉMOCRATISER L'ACCÈS AUX ÉTUDES SUPÉRIEURES
En démocratisant l'accès aux études supérieures, Shai Reshef est
convaincu de révolutionner l'institution multiséculaire qu'est
l'université et d'ouvrir la porte à un monde meilleur où les formations
d'élite ne seront plus réservées qu'aux plus aisés. Et il se pourrait
bien qu'il ait raison, d'autant que University of the People n'est qu'un
des nombreux projets à avoir éclos récemment sur le même principe.
Stanford, Harvard, Berkeley, Princeton, les plus prestigieuses
universités américaines mènent notamment la danse depuis 2011 en
proposant certains de leurs cours gratuitement sur Internet.
Bien sûr, cela fait longtemps que l'on parle de l'université en
ligne. La mise à disposition de cours magistraux filmés s'est même assez
largement répandue au début des années 2000, avec des initiatives comme
Canal-U en France,
la vidéothèque numérique de l'enseignement supérieur. Mais le manque
d'interactivité du format n'a jamais réellement permis un décollage.
Le tournant date de l'automne 2011, lorsque Sebastian Thrun, professeur à l'université Stanford,
en Californie, ouvre le premier MOOC (Massive Open Online Course) - un
cours en ligne gratuit, interactif, ouvert à tous et à valider par
étapes -, sur l'intelligence artificielle. Le succès est sans précédent.
160 000 internautes de 190 pays différents s'inscrivent. Des bénévoles
traduisent le cours dans 44 langues. 23 000 étudiants vont jusqu'au bout
et reçoivent un certificat d'accomplissement avec leur score et parmi
les 248 étudiants qui décrochent la meilleure note, aucun n'est inscrit à
Stanford !
Sidéré par l'expérience, le professeur Thrun lance en janvier dernier
une plate-forme privée, baptisée Udacity, recensant quatorze MOOC, qui
revendique aujourd'hui 220 000 utilisateurs actifs. En même temps, deux
autres professeurs de Stanford lancent Coursera, une plate-forme de mise
à disposition de cours par 33 universités partenaires, de Princeton à
Edimbourg, en passant par Melbourne. Enfin, troisième acteur majeur de
ce nouveau marché et pas des moindres, edX est lancé en mai avec un
budget de 60 millions de dollars par le MIT (Massachusetts Institute of
Technology) et Harvard, rejoints depuis par Berkeley et l'université du
Texas. Et ce n'est pas fini. "Depuis le lancement, 140 universités à
travers le monde, dont plusieurs en Europe, ont exprimé le souhait de
collaborer avec nous", se réjouit Johannes Heinlein, responsable des relations avec les universités chez edX.
COMMENT ÉVITER LA TRICHE ?
En Europe, l'Ecole polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL) est,
pour l'instant, la seule à proposer un MOOC, sur la plate-forme
Coursera. Il s'agit d'un cours sur Scala, un langage de programmation
informatique successeur de Java, qui est donné par Martin Odersky, son
inventeur, en personne. "C'est un premier succès assez extraordinaire, raconte le professeur Pierre Dillenbourg, responsable de ce programme au sein de l'institution suisse. 45 000 étudiants se sont inscrits, alors que l'EPFL n'accueille que 8 000 étudiants sur le campus !"
Deux autres MOOC sont en cours de production à Lausanne et devraient voir le jour d'ici à la rentrée prochaine. "C'est un travail énorme, reconnaît M. Dillenbourg. Il
faut produire les vidéos, et, surtout, s'assurer que les énoncés des
questions à résoudre sont suffisamment clairs. Si 40 000 personnes nous
envoient une demande d'explication, nous sommes morts." Enthousiaste, il est également tout à fait conscient que "le point chaud aujourd'hui avec les MOOC est la certification".
Comment éviter la triche ? Les universités vont-elles délivrer des
diplômes parallèles à leurs étudiants en ligne, au risque de dévaluer
complètement la scolarité sur les campus ? D'ores et déjà, l'université
du Colorado permet à ses étudiants de suivre un cours sur Udacity et de
valider leurs crédits en effectuant un test dans l'un des 450 centres de
l'entreprise Pearson pour 89 dollars. De son côté, edX hésite à
maintenir les certificats gratuits ou à les faire payer à moindre coût.
Comme les journaux, le cinéma ou la musique avant elle, l'université
voit son modèle traditionnel sérieusement bousculé par Internet. Le
président du MIT n'en faisait pas mystère il y a quelques mois, à la
cérémonie de lancement d'edX, en prévenant la salle : "Accrochez vos ceintures !"