par Michel Sapin, Bertrand Monthubert, Guillaume Bachelay
Le Monde, 9 décembre 2009
La lecture attentive du rapport Juppé-Rocard 'Investir pour l'avenir' prouve combien la question fondamentale des grands investissements pour la France du futur méritait mieux que l'opération de communication baptisée "grand emprunt".
Chacun sait bien – et d'abord au sommet de l'Etat – que, dans le contexte de déficit massif des finances publiques et d'endettement record, parler d'un emprunt supplémentaire est à la fois irresponsable sur le plan budgétaire et critiquable sur le plan politique.
Contrainte de répondre malgré ses objections de fond à l'injonction présidentielle, la commission s'est trouvée prise au piège : dégrader un peu plus encore la situation de la maison France sans imaginer les solutions à la hauteur des enjeux.
Il en va ainsi de l'enseignement supérieur et de la recherche. Voilà bien un domaine qui fait consensus : tout le monde s'accorde sur le retard d'effort de la France accumulé au cours des dernières années et sur l'importance de ce pilier pour notre avenir.
Les délibérations de la commission Juppé-Rocard, qui suggère d'affecter la moitié du grand emprunt à l'enseignement supérieur et à la recherche, sont l'aveu cruel de l'abandon dont ont fait l'objet ces deux secteurs.
Il n'était pas nécessaire de mettre en place une commission pour découvrir que l'université, et les chercheurs sont les grands oubliés des budgets UMP.
En 2008, la recherche représentait 2,02 % du PIB, en baisse constante depuis 2002 (2,23 %), alors que la stratégie de Lisbonne, adoptée voilà une décennie, fixe l'objectif des 3 % au sein de l'Union européenne.
Un effort massif dans ce secteur clé pour notre avenir est indispensable. Encore faut-il le faire de façon adaptée. Malheureusement, les propositions contenues dans le rapport Juppé-Rocard sont en décalage avec les besoins de notre pays et compromises par les engagements non tenus de l'actuel gouvernement.
L'objectif affiché du rapport est de faire entrer deux groupements universitaires dans les dix premiers du désormais fameux classement de Shanghai, et quelques autres dans les cinquante premiers. Comment ? En finançant les universités par des dotations en capital pour les universités et en privilégiant quelques établissements. Mais cela bénéficiera-t-il réellement à tous nos étudiants ?
L'objectif d'une politique d'enseignement supérieur est de permettre d'élever au maximum le niveau de formation à travers le pays. En France, les universités ont une mission d'accueil large, d'égalité.
Elles contribuent à l'attractivité des territoires en formant des salariés qualifiés, en particulier dans les secteurs industriels (automobile, technologies de l'information et de la communication, biotechnologies et pharmacie, ingénierie de l'environnement…).
Que souhaitent les citoyens ? avoir quelques universités qui brillent dans le classement de Shanghai ou bien avoir accès à une bonne formation ?
Prendre comme référence les universités américaines, qui dominent ce classement, c'est oublier qu'il y a, à côté de Harvard et de Stanford, des centaines d'établissements universitaires américains où la qualité de formation est nettement inférieure à celle que nous délivrons dans les universités françaises. Est-ce cela que nous voulons ?
Quant au financement, le cadre imposé par l'emprunt rend les propositions pour le moins surprenantes. Le rapport prévoit la constitution d'une nouvelle strate, l'Agence nationale des campus d'excellence, dans un paysage dont la complexité n'est plus à démontrer. Cette agence serait chargée de gérer des fonds placés auprès du Trésor. Bref, l'Etat va emprunter, prétendument pour les universités, mais celles-ci ne bénéficieront que des revenus du capital qu'elles devront replacer auprès de l'Etat...
La proposition de faire reposer les financements universitaires sur des dotations en capital ressemble à une mauvaise farce à l'heure où la situation financière des universités américaines, qui reposent pour partie sur ce système, est très dégradée. Il n'est pas interdit de tenir compte des échecs de certaines expériences étrangères pour éviter de les reproduire en France.
Développer les industries du futur – biotechnologies médicales, écotechnologies – nécessite une vraie politique industrielle. Cela implique aussi d'augmenter très fortement le nombre de scientifiques.
L'Union européenne avait évalué à sept cent mille le nombre de chercheurs supplémentaires nécessaires pour atteindre les objectifs de Lisbonne. Mais la politique conduite ces dernières années a produit une baisse importante du nombre d'étudiants intéressés par la recherche. Nous assistons impuissants à un effondrement des effectifs. Des laboratoires qui comptent parmi les meilleurs au monde ont vu le nombre de thèses délivrées divisé par deux. Notre tissu économique, en particulier nos PME innovantes, pâtiront de cette pénurie organisée.
En supprimant des emplois scientifiques dans les universités et organismes de recherche, en refusant de donner tous les moyens nécessaires à une vraie politique industrielle, Nicolas Sarkozy a sacrifié une génération de chercheurs et menace gravement la pérennité de notre outil industriel.
A moins d'un changement complet de politique, la France risque de continuer à glisser sur la mauvaise pente.
Oui, "investir pour l'avenir" est une priorité ; mais cela suppose de vrais crédits, de vrais emplois scientifiques et industriels, une vraie volonté politique. Une politique inscrite dans la durée a besoin d'un effort budgétaire constant. Apparaît ainsi en toute clarté l'absurdité du choix de l'emprunt, alors qu'existent d'autres solutions de financement plus efficaces et plus vertueuses.
Nicolas Sarkozy a fait le choix d'accorder, dans la loi de finances pour 2010, 12 milliards d'euros de baisse d'impôts pour les entreprises par le biais de la suppression de la taxe professionnelle, et 3 milliards d'euros de baisse de TVA pour les restaurateurs, sans aucun effet ni pour le pouvoir d'achat ni pour l'emploi.
Une somme dont la France aurait besoin année après année, dixit la commission Juppé-Rocard, pour financer une autre politique d'investissements et d'innovation.
Cherchez l'erreur !
Guillaume Bachelay, secrétaire national du PS à l'industrie et aux nouvelles technologies de l'information et de la communication (NTIC)
Bertrand Monthubert, secrétaire national du PS à l'enseignement supérieur et à la recherche
Michel Sapin, secrétaire national du PS à l'économie