Le Monde / 27.11.09
Si les préconisations de la commission de l'emprunt sont suivies, l'agence créée en 2005 gérera 5,5 milliards d'euros de plus. Son rôle central, critiqué par les syndicats, sera ainsi renforcé
Depuis 2005, l'Agence nationale de la recherche (ANR) a distribué 2,3 milliards d'euros pour financer 4 500 projets de recherche. Si le président de la République suit les recommandations de la commission de l'emprunt national (Le Monde du 20 novembre 2009), elle pourrait se voir dotée de près de 5,5 milliards d'euros supplémentaires. De quoi renforcer largement son poids au sein de la recherche publique.
Aujourd'hui, le scientifique, qui veut financer ses recherches, doit passer par un de ses appels d'offres thématique ou « blanc » (non thématique). Une véritable « révolution culturelle », confirme Jacqueline Lecourtier, directrice générale de l'ANR. Mais une pratique qui agace syndicats et militants de l'association Sauvons la recherche. L'augmentation de ces financements va en effet de pair avec une stagnation, voire une baisse, des crédits traditionnels de fonctionnement des laboratoires. Or, l'ANR, elle, est sélective et ne sélectionne qu'un dossier sur cinq.
« Dans l'esprit, l'ANR est une bonne chose, souligne le généticien Laurent Ségalat, directeur d'un laboratoire mixte CNRS-université Lyon-I. Avant, chaque ministère ou organisme lançait son appel d'offres. C'était la zizanie. Aujourd'hui, l'agence est un guichet unique pour tout le monde. »
Si le commun des chercheurs critique l '« usine à gaz » du dossier de candidature, la brièveté des contrats (trois ans, désormais renouvelables) et se demande toujours sur quels critères leurs dossiers sont sélectionnés, le lauréat, lui, salue les montants alloués. Les financements ANR « permettent de travailler dans de bonnes conditions », confirme M. Ségalat.
En moyenne, les projets sont dotés de 400 000 euros (essentiellement en sciences dures), mais peuvent monter jusqu'à 800 000 euros pour trois ou quatre ans. « En sciences sociales, j'ai obtenu un financement à hauteur de 100 000 euros pour un travail sur l'industrie pharmaceutique. Cela équivaut à la dotation du CNRS pour l'ensemble de mon laboratoire », constate Cédric Lomba, sociologue au CNRS.
« C'est problématique »
Les financements ANR sont en train de modifier radicalement les équilibres au sein des laboratoires. Tout chercheur peut « candidater » et certains décrochent des financements en marge de la politique de son laboratoire. « L'ANR fait exploser le système traditionnel. Avant, les demandes étaient débattues en conseil de labo, puis le directeur négociait avec le CNRS et distribuait les fonds. Aujourd'hui, le lien entre le chercheur et la source de financement est direct », explique Arnaud Saint-Jalmes, physicien CNRS-université de Rennes-I. Et les chercheurs qui obtiennent un financement aident les autres. Du coup, « la ligne intellectuelle se redéploie dans le labo en fonction des chercheurs qui attirent des financements », analyse M. Lomba.
De plus, ce système transforme les hommes qui « décrochent une «ANR» » en véritables manageurs, qui recrutent des personnels (docteurs, post-doctorants), signent les chèques, voire assurent la comptabilité... « On devient des nouveaux mandarins. On passe d'un modèle de coopération à un modèle d'allégeance au sein de nos équipes », poursuit M. Lomba.
En marge, ces subventions ont soutenu le développement d'un marché des « post-docs », poussant les docteurs en quête d'expérience à tourner d'un labo à l'autre pour décrocher un contrat...
Et la science dans tout ça ? L'ANR aide-t-elle la recherche publique à progresser ? « J'ai été étonné de la légèreté des comptes rendus à fournir dans le cadre de ma recherche et du peu d'échange avec nos financeurs », explique M. Lomba. La liste des publications ou des brevets doit en effet tenir sur cinq pages. « Ce n'est pas l'ANR qui évalue, répond Jacqueline Lecourtier. Si un chercheur publie un article dans une revue, il est validé par un comité de lecture. Pour ses recherches, il est régulièrement évalué par les organismes ou l'agence de l'évaluation... »
Sur le fond, M. Ségalat s'inquiète d'une politique scientifique à courte vue. « Les comités de sélection de l'ANR sont extrêmement prudents et conservateurs dans leur choix. Ils soutiennent très peu de projets risqués. Si un scientifique propose une recherche qui va à l'encontre d'un dogme bien établi dans la communauté, il ne sera pas financé. C'est problématique, car souvent les grandes découvertes sont fortuites... »
En 2010, répond Mme Lecourtier, « nous souhaitons consacrer de 10 à 15 millions d'euros pour financer des projets en rupture » sur 850 millions d'euros.
Philippe Jacqué