par Jean Arrous - Le Monde, 15 janvier 2010
La récente controverse sur les quotas de boursiers dans les Grandes écoles n'est pas encore éteinte. Certes, il faut effectivement aider au maximum ceux qui désirent faire des études, mais il nous apparaît que cette controverse doit être insérée dans un problème beaucoup plus large, celui posé par la structure même de notre système d'enseignement supérieur. Ce système est, en effet, dualiste, marqué par la cohabitation de l'Université et des Grandes écoles. Système spécifiquement franco-français, car dans aucun autre pays de notre planète n'existe une telle cohabitation, et nous faisons ainsi figure d'"exception".
Le monde actuel exige à notre avis un système d'enseignement supérieur structuré de façon différente du nôtre. Osons l'affirmer, mais nous ne sommes pas seul à l'écrire : la structure de notre système d'enseignement supérieur est dépassée. Dépassée par l'évolution même du monde dans lequel nous vivons, un monde en perpétuelle évolution, un monde extraordinairement complexe, dont chacun ne découvre pas instantanément la clef. Dans le cas français, s'ajoute à cela que l'obtention du bac focalise l'essentiel de l'attention de la plupart des lycéens : rares sont donc ceux qui, à ce stade de leurs études, disposent véritablement d'un projet professionnel et personnel.
Cette question de l'élaboration de son projet par le jeune nous permet d'affirmer que le clivage français entre Université et Grandes écoles n'a plus de raison d'être. Car les étudiants de l'Université et les élèves des CPGE, les classes préparatoires aux Grandes écoles, se trouvent en fait confrontés à l'énigme de leur vie, à l'élaboration de leur projet professionnel et personnel. L'expérience prouve que cette élaboration n'est pas instantanée. De ce fait, dans notre système d'enseignement supérieur, nombre de jeunes bacheliers font un choix d'études supérieures qui est un choix de filières d'enseignement, plus qu'un choix guidé par un projet professionnel, ensuite traduit en projet de formation.
De ce point de vue, les études de licence à l'Université présentent l'intérêt de ne pas insérer de façon précoce le jeune dans un carcan, alors qu'il ne dispose pas d'un véritable projet pour le guider dans son choix de formation : les études de licence sont, pour le jeune, le lieu de maturation de son projet. Une année qui débouche sur un changement d'orientation n'est pas une année "perdue". En cette matière, l'important est que la réflexion ne soit pas reportée au lendemain de l'obtention d'un diplôme, obtenu sans le projet qui devrait l'accompagner. L'orientation, tout comme la spécialisation, ne peuvent être que progressives. La spécialisation ne peut intervenir qu'au fur et à mesure de l'élaboration du projet professionnel.
De leur côté, les CPGE, dont nous ne nions nullement les vertus formatrices, enferment le jeune dans un carcan doré, aux débouchés assurés et prometteurs, mais un carcan qui fait dépendre son avenir de la réussite à un concours, un tout ou rien qui n'a plus grand sens dans le monde actuel, où tout n'est qu'apprentissage tout au long de la vie. Qui plus est, un carcan qui est un choix de structure de formation, et non pas un choix de formation, lui-même découlant d'un projet professionnel.
Imaginons un moment un système d'enseignement supérieur structuré par la question du projet du jeune et de son orientation. Des études de licence, généralistes à leur début. Une première spécialisation peut intervenir lors de la troisième année de licence, pour ceux qui désirent accéder à la vie active avec ce niveau d'études. Un pays tel que le nôtre a besoin d'un grand nombre de diplômés de niveau intermédiaire, en entendant par là des diplômés de niveau licence des universités. Une première expérience professionnelle conduira, le cas échéant, ces mêmes diplômés à approfondir leur formation et à la spécialiser encore plus, à travers une formation de master ou de Grande école.
Imaginons encore. Une formation de master ou de Grande école : pourquoi ne pas supprimer ce choix spécifiquement français, pourquoi ne pas rejoindre le système standard en vigueur dans notre planète, en intégrant les Grandes écoles dans l'Université ? Sujet tabou, hautement polémique, lieu de résistances multiples, mais l'heure n'est plus à tergiverser, il y a urgence, car la mondialisation n'attend pas. Nous avons perdu beaucoup de temps : un tel sujet a été abordé, dès 1947, par le rapport Langevin-Wallon. Citons les recommandations de ce rapport, relatives aux Grandes écoles : "1. Les grandes écoles deviennent des instituts d'université spécialisés rattachés aux universités. 2. Les instituts spécialisés ne sont ouverts qu'à des candidats pourvus d'une licence qu'ils auront préparée dans une université."
Résumons-nous. Tout est d'abord affaire de projet, projet professionnel qui est aussi un projet personnel, un projet de vie. De ce projet découle ensuite un projet de formation, le choix d'études, longues ou courtes. Et enfin, seulement, un choix de structure, BTS, IUT ou Université et, ultérieurement, Université ou "institut spécialisé". Nous sommes au regret de constater que le système français d'enseignement supérieur fonctionne à rebours de ce schéma théorique, qui devrait être le guide de la pratique de chacun. Dans le système actuel, on privilégie le troisième temps, le choix d'une structure d'enseignement, et l'on reporte les deux autres temps à une date ultérieure.
Certes, on peut toujours dire que c'est la vie qui décide. Mais si chacun n'est pas seulement tel une bouteille à la mer, si l'individu est d'abord un projet, alors sa vie est une valse à trois temps qu'il s'agit d'apprendre à danser, et non pas ce parcours de vitesse du choix d'une Grande école qui résoudra, une fois pour toutes, son choix de vie.
C'est en ce sens que l'orientation, pourtant si décriée, peut et doit devenir, constituer un véritable projet de société : tout faire pour que l'individu trouve sa place en fonction de son projet, et non pas fixer à l'avance les places pour des individus sans projet. Tel est, selon nous, l'enjeu du XXIe siècle pour le système français d'enseignement supérieur.
Jean Arrous est professeur émérite à l'université de Strasbourg, et président de Projetpro.com.