LE MONDE | 04.01.10
La colère gronde dans les grandes écoles. Dans un texte rédigé par l'instance qui les représente, la Conférence des grandes écoles (CGE), diffusé le 23 décembre 2009, elles disent ce qu'elles ont sur le coeur : elles craignent que si l'Etat leur impose à chacune un quota de 30 % de boursiers, le niveau baisse. La CGE indique très clairement qu'elle "désapprouve la notion de "quotas" et réaffirme que les niveaux des concours doivent être les mêmes pour tous".
Certes, reconnaît-elle, "la démocratisation de l'enseignement supérieur est une exigence d'équité citoyenne", mais cela doit se faire à travers "des soutiens individualisés (...) apportés aux candidats issus de milieux défavorisés pour les aider à réussir des épreuves qui peuvent leur sembler plus difficiles parce que leur contexte familial ne les y a pas préparés".
Une position ancienne adoptée après la signature par Sciences Po Paris - qui ne fait pas partie de la CGE -, en 2001, de ses premières "conventions ZEP" destinées à "recruter", grâce à une voie d'accès spécifique, parmi les meilleurs élèves des quartiers défavorisés.
Les grandes écoles, elles, préfèrent aider les jeunes de milieu modeste à préparer les concours ordinaires. En 2003, l'Essec lançait un programme de tutorat et d'ouverture culturelle appelé "une prépa, une grande école, pourquoi pas moi ?", qui, depuis, a essaimé. Ces dispositifs sont aujourd'hui labellisés "cordées de la réussite" par l'Etat.
Pour la CGE, "toute autre politique amènerait inévitablement la baisse du niveau moyen" ; les employeurs considéreraient "que toutes les voies d'entrée dans la même école ne se valent pas". Et la CGE de rappeler son attachement au "véritable mérite républicain".
Le sociologue Patrick Weil (CNRS, Paris-I Panthéon-Sorbonne) conteste pourtant toute baisse de niveau. Citant les établissements américains qui pratiquent une politique d'ouverture sociale (5 % à 10 % des meilleurs lycéens ont un droit d'accès aux filières sélectives), il assure que "les études montrent que cette crainte est infondée. Celle-ci reflète, en réalité, un grand conservatisme des grandes écoles".
Quant aux quotas, "il n'en a jamais été question, s'étonne-t-on dans l'entourage de Valérie Pécresse, ministre de l'enseignement supérieur. Les 30 %, c'est un objectif, pas un quota."
De fait, à l'occasion de la signature en novembre du contrat d'établissement de Sciences Po Paris dans lequel l'institut s'engage à accueillir 30 % de boursiers en 2012, Valérie Pécresse s'était contentée de dire : "Je souhaite que nous puissions porter à 30 % le nombre de boursiers dans l'ensemble de nos grandes écoles."
Pourtant, souligne Pierre Tapie, directeur général de l'Essec, président de la CGE et cosignataire du texte, "dans certains textes, certaines déclarations de hautes autorités de la République, les mots qui sont dits et répétés sont "30 % de boursiers dans chacune des écoles". Cela implique une politique de quotas et ce serait absurde".
Le texte de la CGE, destiné en priorité aux 220 écoles membres, surprend plus d'un observateur. Grâce à la réforme des bourses sur critères sociaux en 2008 (relèvement du plafond de revenu parental de près de 5 000 euros), le nombre de boursiers a bondi.
Et le ministère de l'enseignement supérieur a pu annoncer en septembre 2009 que "30 %" des 42 000 élèves inscrits en première année de prépa étaient boursiers, en avance d'un an sur l'objectif fixé par le président de la République en 2008. Donc, dans deux ans, la proportion globale de boursiers parmi les nouveaux étudiants de grandes écoles sera mécaniquement de 30 % (contre 23 % aujourd'hui). Quotas contraignants ou objectifs facultatifs, le résultat sera donc de toute façon atteint.
Si les grandes écoles refusent de se voir imposer une part de 30 % de boursiers dans chacune d'entre elles, c'est sans doute parce que certaines en sont loin (Polytechnique, Centrale ou HEC comptent entre 10 % et 15 % de boursiers).
Or, l'Etat, qui lance une vague de contractualisation avec une soixantaine d'établissements privés d'enseignement supérieur (Le Monde du 14 décembre 2009), ne manquera sans doute pas de leur demander une plus grande ouverture sociale.
Les grandes écoles craignent peut-être aussi que l'Etat ne bouscule trop leur modèle sélectif de formation. En octobre 2009, la ministre de l'enseignement supérieur ne déclarait-elle pas : "L'ascenseur social est bloqué, justement parce que nous ne savons pas faire évoluer nos concours, notamment ceux des grandes écoles où s'opère une hypersélection par le biais d'une incroyable batterie d'épreuves (...) Si les grandes écoles se penchaient sur le problème de la reproduction sociale qui est la leur, sans doute auraient-elles un travail à faire sur les épreuves de sélection."
Pour Mme Pécresse, ces concours devraient prendre en compte "la personnalité, la valeur, l'intensité du parcours" du candidat. Parallèlement, le comité interministériel à l'égalité des chances a lancé le 23 novembre 2009 "une mission sur le caractère socialement discriminant ou non" de ces concours.
Cela fait beaucoup. Jean-Pierre Helfer, directeur général de l'école de management Audencia Nantes et cosignataire du texte, ne le cache pas : "Derrière la critique sur la diversité sociale, il y a une attaque du modèle même de la grande école française, dit-il. Utiliser des pourcentages, donner des oukases, c'est facile, mais cela masque la réalité de ce qu'est l'enseignement supérieur en France. Nous sommes un peu facilement pris comme boucs émissaires d'une réalité sociale qui nous dépasse largement."
Et les grandes écoles de rappeler que la trop grande homogénéité sociale qu'on leur reproche se retrouve... à l'université, au niveau master.
Benoît Floc'h
Nota Bene: Les étudiants en chiffres
Répartition. Sur les 2 200 000 étudiants français, 55 % d'entre eux sont inscrits à l'université ; 31 % suivent leurs études au sein de formations telles que les sections de technicien supérieur (STS), les écoles paramédicales et sociales ou les instituts universitaires de technologie (IUT) ; 14 % étudient en classe préparatoire ou en grande école.
Les boursiers. En 2008-2009, 526 600 étudiants bénéficient d'une bourse sur critères sociaux. 390 000 sont inscrits à l'université. Il existe sept échelons. L'échelon 0 permet d'être exonéré de droits d'inscription (15 % des étudiants). L'échelon 6 correspond à une bourse de 4 019 euros (20 % des étudiants).