mardi 12 janvier 2010

Jamil Salmi : "Il existe beaucoup d'hypocrisie en France concernant la sélection"

LE MONDE DE L'EDUCATION | 12.01.10

De Washington, où il est installé, Jamil Salmi suit pour la Banque mondiale les questions liées à l'enseignement supérieur.

Quel regard portez-vous sur les dernières réformes universitaires françaises et, notamment, sur la loi d'autonomie des universités votée en 2007 ?

Depuis le début des années 2000, et plus spécifiquement depuis la publication du classement de Shanghaï, un vrai débat mondial s'est ouvert sur les universités. Puis on a assisté à une accélération des réformes universitaires. A ce titre, la France ne fait pas exception.

Indépendamment de ce mouvement, la question de l'autonomie des universités est, à mon sens, fondamentale. Il me paraît en effet évident qu'un chef d'établissement puisse maîtriser le plus d'éléments possible de son établissement, que ce soit en matière de politique scientifique, de recrutement et de gestion des universitaires ou de recrutement des étudiants.

De ce point de vue, les transferts de compétence de l'Etat aux universités sont positifs et permettent à chaque établissement de mener sa propre politique pour répondre à sa mission de formation des étudiants.

Dans plusieurs pays, comme le Brésil ou le Kazakhstan, à contraintes et moyens égaux, on peut observer que les universités autonomes répondent de manière différente... Demander à toutes d'être gérées de manière identique n'a donc pas de sens. Dans une classe, un enseignant ne considère pas que tous les élèves ou étudiants sont égaux. Certains ont besoin de plus d'aide mais les notes seront distribuées en fonction du rendu des étudiants... Ne pas vouloir reconnaître cela est étonnant.

L'autonomie n'attise-t-elle pas une inutile concurrence entre les établissements ?

Quand elle est fondée sur la qualité de la formation et de la recherche, la concurrence est souhaitable. Je reviens à mon exemple précédent. Les enseignants ne vont pas donner une même note à tous les élèves. Ce serait absurde, et cela ne ferait progresser personne...

De même, en France, si l'on s'alarme d'inégalités entre les universités, pourquoi ne remet-on pas en question la concurrence existant entre grandes écoles et universités ? Où se trouvent les meilleurs étudiants ? Dans les grandes écoles ou les universités ? Ce sont aussi ces questions qu'il faut se poser.

Que vous inspire l'annonce du président de la République, en décembre 2009, d'une dotation de huit milliards d'euros à une dizaine d'ensembles universitaires, incorporant des grandes écoles ?

En promettant cette somme, la France rattrape son retard en matière de financement du supérieur. C'est une stratégie pertinente, si cet argent est distribué sur appel à projets, à des acteurs qui portent des dossiers cohérents. Regardez ce qui s'est passé avec le financement de la rénovation d'une douzaine de campus en 2008 (le plan Campus).

Les universités de province, généralement réunies, ont montré leur dynamisme, alors que les Parisiennes ont singulièrement raté le coche. Cela a permis de donner leur chance à des institutions un peu plus jeunes, quitte à casser l'image de certaines universités séculaires, comme la Sorbonne.

Ajouté à l'autonomie, cela ne risque-t-il pas de créer un système universitaire français à plusieurs vitesses avec, d'un côté, ces grands campus, et, de l'autre, le reste des universités ?

L'ambition de créer des universités de niveau mondial ne doit pas avoir pour seul objet de grapiller quelques places au classement de Shanghaï... Il ne faut pas se focaliser sur la seule recherche.

De même, il faut rester raisonnable et ne pas encourager la création de mastodontes universitaires ingouvernables. Ces financements supplémentaires doivent permettre aux universités de répondre aux besoins des régions où elles sont installées. Qu'il s'agisse de la formation, de l'insertion professionnelle ou de la vie culturelle.

Quant à un système universitaire à deux vitesses, un équilibre doit être trouvé. S'il y a des ressources supplémentaires, il ne faudrait pas privilégier les seuls grands établissements de recherche.

Au contraire, il faut porter une vision plus large et ne pas oublier, par exemple, les formations supérieures courtes, représentées en France par les instituts universitaires de technologie (IUT) et les sections de techniciens supérieurs (STS), qui délivrent en deux ans des BTS. Ce sont des fleurons du supérieur français, moins prestigieux qu'une grande université de recherche, mais très utiles à la formation des jeunes et à leur insertion.

Pour revenir à l'autonomie, vous soutenez l'idée d'une plus grande ouverture des universités aux financements privés. Ne risque-t-on pas une privatisation rampante ?

Il faut aller au-delà des préjugés. D'un côté, l'apport du privé est nécessaire. Qui, en dehors de la Suisse ou des pays scandinaves, a encore assez de moyens pour financer ses établissements exclusivement via des fonds publics ? Ce qui est important, c'est que les financements, via des entreprises ne détournent pas la politique de formation et de recherche des universités. Cela passe par des institutions fortes, à même de résister au privé.

Mais malgré l'effort supplémentaire de 8 milliards d'euros de financements publics, les universités françaises devront recourir davantage au privé si elles veulent se maintenir au rang des pays voisins comme l'Allemagne, ou des pays émergents d'Asie du Sud-Est qui investissent depuis plusieurs années de manière impressionnante.

Vous êtes favorable à la sélection à l'entrée des universités, une question taboue en France...

Il existe beaucoup d'hypocrisie en France concernant la sélection. Vu de loin, le système universitaire français est très sélectif. Ne sélectionne-t-on pas à l'entrée des grandes écoles, en médecine ou encore en master 2 ? Cela, tout le monde l'accepte. En revanche, personne ne le souhaite pour l'université dans son ensemble.

Du coup, en première année de licence, 50 % des inscrits sont condamnés à échouer, ce qui est très démotivant pour les jeunes en question et représente un gâchis de ressources au niveau national... Il faudra un jour choisir : soit on supprime toute sélection, soit on l'autorise à l'ensemble des établissements. Je ne comprends pas vraiment cet entre-deux bancal...

A vos yeux, la France doit-elle recourir à des frais d'inscription plus importants ?

Sélection et frais d'inscription sont deux questions différentes. Sur les frais d'inscription, j'aurais tendance à vous dire : si le pays est riche et dispose d'un système d'imposition équitable, alors que les études restent gratuites ! En cas de ressources réduites, l'Etat doit partager le coût de ses universités avec les familles et les entreprises...

Il ne serait pas injuste que les enfants de familles privilégiées paient pour les enfants défavorisés. Les universités catholiques ont, par exemple, mis en place en Amérique latine un système où les étudiants paient leurs frais d'inscription selon les revenus de leurs parents. C'est une solution juste, à étudier éventuellement.

Propos recueillis par Philippe Jacqué