par Alain Cadix, ancien président de la Conférence des grandes écoles, est directeur de l'Ecole nationale supérieure de création industrielle
Le débat sur l'élitisme des grandes écoles est à nouveau ouvert. Depuis fort longtemps, en effet, les catégories sociales les plus modestes et défavorisées sont notoirement sous-représentées dans les grandes écoles, et de façon encore plus marquée dans les prestigieuses. Et cela ne s'est pas arrangé au cours des vingt-cinq dernières années. Un phénomène de même nature et d'une ampleur voisine touche les ex-troisièmes cycles universitaires (DEA et DESS, aujourd'hui master). Dès lors il faut se pencher sur les causes communes, nous y reviendrons.
Face à un réel et préoccupant déséquilibre social, la tentation a été grande, naguère, d'essayer de "casser" ou de "dissoudre" le système des grandes écoles, faute de trouver des voies alternatives pour y faire accéder plus de jeunes d'origine modeste. A défaut de faire fonctionner l'ascenseur social, n'était-il pas plus aisé d'étêter l'édifice éducatif ? Mais tirer vers le bas ne grandit pas une nation. Cette tentation n'épargne pas encore quelques milieux où l'on argue que les grandes écoles détournent les meilleurs éléments des voies qui conduisent à la recherche, occultant la contribution essentielle des grandes écoles et de leurs anciens élèves à la R & D des entreprises mais aussi à la recherche publique ; que les grandes écoles ont une faible valeur ajoutée, seul le concours d'entrée ayant la valeur d'une certification, omettant de dire que tous les pays avancés mettent en place des procédures de sélection très sévères pour la part la plus en pointe de leur enseignement supérieur, etc. Beaucoup érigent alors Sciences-Po, avec sa filière ZEP (zones d'éducation prioritaire), en modèle républicain d'égalité des chances. C'est un succès sur le plan "microsocial " : l'institut s'enrichit incontestablement de l'apport de la mixité. Ce n'est pas satisfaisant au plan "macrosocial".
Sciences-Po sélectionne, avec une procédure particulière, par un concours adapté, des élèves venant d'une soixantaine de lycées de zones d'éducation prioritaire avec lesquels l'institut a passé des conventions. La sélection se fonde sur la détection de capacités non académiques et d'un potentiel, à partir d'une composition d'un dossier de presse et du passage d'un oral.
Il y a en France environ 700 ZEP. On y trouve 180 lycées, d'enseignement général et technologique, professionnels, accueillant environ 100 000 lycéens. Ne s'intéresser qu'à eux, et même qu'à une partie d'entre eux, est restrictif et inéquitable. De plus, il ne faut pas laisser pour compte les dizaines d'établissements, parmi les 2 500 lycées hors ZEP, qui accueillent massivement, sans possibilité de convention avec Sciences-Po, les lycéens venus de nombreux collèges eux-mêmes en éducation prioritaire. Par ailleurs, on ne peut oublier les familles modestes, voire défavorisées, dont les enfants n'ont jamais fréquenté, pour des raisons territoriales, d'établissement en ZEP. On ne peut, par exemple, délaisser les trois départements (Cantal, Haute-Loire, Lozère) qui ne sont pas éligibles à l'éducation prioritaire. Pourquoi les enfants de milieu modeste du Massif central n'auraient-ils pas le "droit" à un accès adapté à Sciences-Po ? Où est l'égalité républicaine ? Fondamentalement, le système Sciences-Po qui est peut être satisfaisant localement, au sein de l'institut, n'est pas acceptable globalement.
Au fond, la raison de ce malaise et de ces débats vient du fait qu'on essaie de pallier en fin de parcours éducatif les dysfonctionnements majeurs de notre système scolaire. L'ouverture sociale des grandes écoles soulève polémiques et pose questions dans la sphère du ministère de Valérie Pécresse. Fondamentalement, c'est celui de Luc Chatel qui est concerné.
En effet, les grandes écoles (et les formations universitaires de master), en bout de chaîne, puisant dans les viviers qui leur sont préparés en amont, c'est vers l'amont qu'il faut porter le regard pour essayer d'expliquer (en grande partie) cet élitisme du haut enseignement supérieur. Trois études, conduites au sein du ministère de l'éducation nationale, apportent des éclairages intéressants :
1. Près de 80 % des élèves de classes préparatoires aux grandes écoles (CPGE) étaient dans le quart supérieur à l'évaluation en 6e ; les jeux semblant ainsi quasiment faits dès l'entrée au collège. Cette proportion va peut-être évoluer avec le quota désormais atteint de 30 % de boursiers dans les CPGE.
2. Il existe une corrélation très forte entre les résultats à l'évaluation en 6e et les résultats à l'évaluation en CE2, avec un avantage marqué aux enfants des catégories professionnelles intellectuelles et supérieures.
3. Plus en amont encore, au début du CP, l'avantage des enfants de milieux favorisés est particulièrement net pour la pré-lecture, la reconnaissance des lettres, la maîtrise des concepts liés au temps.
On constate ainsi clairement un phénomène de transitivité et d'amplification de l'inégalité scolaire du CP aux CPGE. Ce qui est posé a priori comme un problème à résoudre par ou après les classes préparatoires devient un problème posé dès le cours préparatoire…
Les grandes écoles ont fait de méritoires efforts ces dernières années pour s'ouvrir à la mixité. Mais l'ouverture sociale est bridée par la structure catégorielle des viviers en amont. Le taux de 30 % de boursiers en CPGE aura un effet mécanique sur la structure sociale des élèves entrant dans les grandes écoles, et cela ira dans le bon sens. Cependant, vouloir imposer un tel pourcentage à toutes, dans les flux entrants, risque de conduire à un déplacement de la sélection. Les grandes écoles vont probablement obtempérer aux directives du gouvernement. Elles vont probablement faire évoluer leurs concours pour permettre une plus grande mixité sociale à l'entrée. Mais il y a fort à parier qu'alors, pour garantir la qualité de leur diplôme principal, ce qui est essentiel, vital pour elles, certaines grandes écoles seront amenées à créer un diplôme à bac+3, une licence, comme du reste Sciences-Po récemment, transformant la première année d'études en leur sein (troisième et dernière année du cycle licence) en une année de sélection qui sera théorique par ses enseignements et draconienne par ses évaluations. Avec plus de 13 de moyenne (par exemple), l'élève continuera vers le diplôme de la grande école. Entre 10 et 13, il aura la licence et quittera l'établissement. En dessous de 10, il sera réorienté vers l'université. Et nous reviendrons peu ou prou à la case départ tant que le problème ne sera pas pris en charge très en amont, bien avant le baccalauréat, au cours des quinze années de scolarité, maternelle, primaire et secondaire. Car, décidément, l'ascenseur social de la République ne démarre pas au 15e étage de l'édifice éducatif !...
Alain Cadix, ancien président de la Conférence des grandes écoles, est directeur de l'Ecole nationale supérieure de création industrielle (ENSCI – Les Ateliers). Cet article n'engage pas la Conférence des grandes écoles.